LA GLACE EST UNE ROCHE COMME LES AUTRES… OU PRESQUE

par Patrick de LUCA | Mars 2021


Que penseraient les habitants de Titan ou de Pluton s’ils apprenaient que nous nous baignons dans de la lave, alors qu’ils se baignent pourtant dans le méthane ou dans l’azote liquide ? Chacun voit midi à sa porte !

La planète bleue possède une particularité unique dans le système solaire : la molécule d’eau, H 2 0, existe à sa surface sous forme gazeuse, liquide et solide. Les terriens réservent à l’eau liquide un statut particulier car ils en sont formés pour une grande part. Toute la vie terrestre dépend de l’eau liquide. Cette molécule, lorsqu’elle est à l’état solide, c’est de la glace. On devrait préciser que c’est de la glace d’eau et, si on ne le fait pas, c’est que dans les conditions habituelles à la surface de la Terre il n’existe pas d’autre forme de glace.

Qu’en est-il ailleurs dans le système solaire ?

Sur Mercure et sur Vénus il n’y a pas ou plus d’H20 (molécule d’eau). Contrairement à une idée assez répandue, la Terre, pourtant recouverte à 70 % par les
océans, est pauvre en H20.

Sur Mars la molécule est présente sous les formes de vapeur et de glace et peut-être d’eau liquide en profondeur. Il y a temporairement de la glace de dioxyde de carbone aux pôles. Plus loin, examinons les planètes gazeuses ; elles présentent sous leur enveloppe d’hydrogène et d’hélium un cœur formé en partie de glace d’eau à très haute pression. Presque tous leurs satellites sont formés en partie par de la glace d’eau plus ou moins mêlée à des silicates (roches) comme le montrent leurs faibles densités. Sous leur croûte de glace d’eau s’étend pour certains un océan d’eau liquide surmontant un manteau rocheux ou fait de glace d’eau. Il en va de même dans la ceinture de Kuiper (Pluton). Dans le nuage d’Oort les comètes comportent de la glace mêlée à de la matière organique (riche en carbone) et des silicates.

La glace est-elle une roche ?

Oui et non.

Comme les autres roches elle peut être mono- ou poly-cristalline (formée d’un seul type de cristaux ou de plusieurs) et ses cristaux peuvent changer de symétrie en fonction de la température et de la pression. Par exemple, alors qu’elle a une symétrie hexagonale dans les conditions que nous connaissons (glace I), elle possède une symétrie cubique à plus de 2000°C et à très haute pression (glace XVIII). La différence principale avec les autres roches terrestres tient au fait que la glace I est moins
dense que l’eau. Elle occupe plus de volume et peut flotter (glaçons dans un verre ou icebergs). Mais, sans entrer dans le détail, on a pu déterminer expérimentalement qu’il existait des formes de haute pression (glace VI par exemple) qui en passant à l’état solide devenaient plus denses que l’eau (« glaçons tombant au fond du verre »). Il a également été démontré que des transformations métamorphiques, c’est à dire se produisant à l’état solide, intervenaient entre glace VI et glace VII du fait d’une augmentation de pression.

La molécule d’eau (H20) en dehors de la Terre

Sur Europe, satellite galiléen de Jupiter, la croûte, probablement épaisse d’une dizaine de kilomètres est faite de glace d’eau ; elle recouvre un océan d’eau liquide salée d’une centaine de kilomètres de profondeur qui est en contact à sa base avec un manteau rocheux (silicates) (image 1).

Les effets de marée subis par Europe pourraient fournir assez de chaleur dans le manteau rocheux pour que des phénomènes hydrothermaux 1 interviennent. L’eau s’infiltrerait dans un premier temps dans les fissures des roches du manteaux, se réchaufferait et s’enrichirait en éléments dissous, puis remonterait vers le fond de l’océan du fait de sa faible densité due
à son augmentation de température. Ces sources d’eau chaude construiraient des cheminées qui cracheraient un mélange d’éléments dissous (image 2).

image 1 – Structure interne d’Europe – NASA/JPL (traduction Wikipedia)
image 2 – Schéma montrant la circulation de l’eau dans la croûte océanique sur Terre
et son enrichissement en éléments dissous (Capsule graphik)

Sur Terre ces cheminées sont appelées fumeurs noirs (image 3) car elles libèrent un mélange d’eau chaudes et de sulfures de fer et de magnésium. Cet environnement est propice au développement d’une vie abondante et certains y voient l’origine de la vie terrestre (figures
ci-dessous).

image 3 – Fumeur noir sur une source hydrothermale au fond de l’océan terrestre
A gauche : des vers marins de couleur blanche et rouge

Ces dégagements de chaleur pourraient expliquer que les fractures de la surface d’Europe soient localement effacées au-dessus des panaches d’eau chaude, comme si la glace avait fondu ou s’était ramollie (figure ci-dessous). La sonde Galileo a montré en 1997 que des geysers fonctionnaient peut-être à sa surface (image 4).

image 4 – Croûte de glace d’Europe dans la région de Conamara Chaos montrant des fragments de glace recoupés par des
fractures et séparés par de la glace chaotique. NASA, JPL-Caltech

Ganymède tourne également autour de Jupiter. C’est le plus gros des satellites dans le système solaire. Il possède lui aussi une croûte de glace d’eau de basse pression (BP) recouvrant un océan d’eau liquide. Son rayon plus grand que celui d’Europe autorise de plus fortes pressions internes et la formation de glace de haute pression (HP) sous l’océan. En conséquence le fond de l’océan n’est pas en contact avec les roches silicatées et l’hydrothermalisme (fumeurs noirs) est absent (image 5).

L’activité tectonique n’était pas absente autrefois : les parties sombres, plus cratérisées donc plus anciennes, se sont fragmentées et ont dérivé les unes par rapport aux autres ; les espaces qui les séparent ont été comblés par de la glace plus jeune qui est de teinte plus claire. Ce processus évoque la tectonique globale terrestre et en particulier l’expansion des fonds océaniques. La différence tient aux types de roches impliquées dans le processus.

image 5 – A gauche : vue de Ganymède montrant des parties sombres anciennes et claires plus récentes ; les taches
blanches sont des cratères d’impact – A droite : structure interne
Droits réservés – © 2010 NASA / JPL – NASA / Michael Carroll

Dans le cas de la Terre un continent se fracture, une moitié ayant tendance à se déplacer vers l’est par exemple et l’autre vers l’ouest ; entre les deux se forment des failles normales (en extension) et la croûte continentale (granite en moyenne) s’amincit. Au bout d’un certain temps des basaltes issus de la fusion partielle du manteau (olivine et pyroxènes) viennent combler le vide entre les deux nouvelles plaques qui vont maintenant dériver à partir du rift central qui produit en permanence des laves basaltiques qui forment le fond d’un nouvel océan. Dans le cas de Ganymède un bloc sombre composé de glace d’eau sale (équivalent du granite ) se sépare en deux ; entre les deux blocs le vide est occupé par de la glace d’eau claire (équivalent du basalte ) provenant de la profondeur (image 6).

image 6 – A. Pizzi et al./Icarus 288 (2017)
Deux types d’extension à la surface de Ganymède. A gauche (a) : l’amincissement de la croûte est dû à la
remontée de glace chaude et d’eau liquide qui viennent occuper le vide laissé par le déplacement des deux blocs
de terrains sombres. A droite (b) : la séparation des deux blocs occasionne la formation de failles normales qui
donnent naissance à des fossés parallèles (rift) à l’intérieur desquels remonte de la glace ; l’amincissement de la
croûte est moindre.

On voit que des roches très différentes donnent naissance à des structures très comparables.


Autour de Saturne certains satellites ressemblent à ceux que nous venons de voir. Encelade est de petite taille et possède lui aussi une croûte de glace sous laquelle existe un océan d’eau liquide. Contrairement à Europe, Encelade a révélé de façon certaine des geysers (image 7) ce qui implique une source de chaleur interne.

image 7 – NASA/JPL-Caltech/Space Science Institute

Titan est par contre de plus grande taille et possède une atmosphère d’azote et un peu de méthane. Lui aussi a une croûte de glace de basse pression et on suppose qu’il y a en dessous un océan d’eau salée. Comme sur Ganymède le soubassement de cet océan est constitué de glace de haute pression, ce qui exclu l’hydrothermalisme et donc l’équivalent des fumeurs noirs (image 8).

image 8 – NASA, version française : stanlekub

L’un des grands problèmes rencontrés pour expliquer le cryovolcanisme vient de ce que nous ne connaissons pas la composition exacte des matériaux. L’eau doit être comprimée pour pouvoir remonter ; rappelons-nous que la glace de basse pression flotte sur l’eau et que celle-ci ne peut remonter le long de fractures dans la glace que si sa densité est plus faible, or elle est plus forte ! Des spécialistes ont envisagé entre-autre des poches d’eau à l’intérieur de la croûte glacée (comment se sont-elles formées ?) dont les parois gèlent. L’espace se réduisant, l’eau est chassée vers le haut et se répand en surface où elle gèle d’autant plus lentement qu’elle est riche en sels ou qu’elle forme un mélange avec autre chose (image 9).

image 9 – Image radar du cryovolcan hypothétique Sotra Patera en forme de dôme
NASA/JPL–Caltech/USGS/University of Arizona.

Pour en finir avec Titan regardons le paysage photographié par la sonde Huygens après son atterrissage. On y voit des galets roulés reposant sur un sable humide comme sur les bords de Loire, à ceci près que ces galets sont faits de glace et que le liquide qui coule dans la rivière et qui les a usés est du méthane (image 10).

image 10 – ESA

Pluton a également des cryovolcans (image 11) et des montagnes de glace.

Les autres types de glace

En dehors de la glace d’eau il existe beaucoup d’autres glaces. Pluton étant très froide (-230 °C) on y trouve différents types : glace d’azote dans Sputnik Planum, glace de méthane sur la face tournée vers le satellite Charon et glace de monoxyde de carbone sur la face opposée. Lors de l’été sur Pluton la glace d’azote fond pendant de courtes périodes et l’azote liquide permet aux plutoniens de se baigner, comme les titaniens dans les lacs de méthane.

 

Quant à nous terriens, nous nous contenterons de nous baigner dans la mer si l’eau n’est pas trop froide et si le covid-19 ne nous en empêche pas.

image 11 – Le cryovolcan Writght Mons sur Pluton – NASA/JHUAPL/SWRI